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Manipulation
Le "pied dans la porte" : Pensez-vous que le fait de présenter d'abord une requête banale à quelqu'un permettrait par la suite d'obtenir plus facilement de lui qu'il acquiesce à une demande plus importante ? D'après la technique du " pied dans la porte ", il semble que oui.
La stratégie du pied dans la porte fonctionne de la manière suivante. Il faut d'abord amener les gens à acquiescer à une demande si modeste, si banale qu'il est difficile de refuser. Une fois cette demande acceptée, une seconde demande, celle qui nous intéresse vraiment, est présentée. C'est simple, n'est-ce pas ? Mais quel est son fonctionnement ? Nous verrons cela un peu plus loin : examinons d'abord les résultats de la recherche.
Freedman et Fraser (1966) ont testé l'efficacité de cette stratégie par une expérimentation dans le milieu. Dans une première étude, un expérimentateur se faisant passer pour un employé d'un organisme de consommation appelle des femmes à la maison pour leur demander de bien vouloir répondre à quelques questions sur les produits domestiques. À celles qui ont accepté, on a posé des questions banales (du genre " Quelle marque de savon à lessive utilisez-vous ? "); on les remercie de leur participation et on raccroche. Trois jours plus tard, l'expérimentateur les rappelle et leur demande de lui accorder une faveur assez considérable : une équipe de cinq ou six hoMmes irait chez elles et passerait environ deux heures à inventorier tous les produits qu'elles utilisent, à recenser le contenu des armoires, du garde-manger, des placards, etc.
La technique du pied dans la porte s'est avérée très efficace. Seulement 22 % des sujets confrontés uniquement à cette requête exagérée (ceux du groupe témoin) ont accepté. Par contre, plus du double des sujets du groupe expérimental (ceux du pied dans la porte) ont accepté (53 % au total).
Dans une deuxième étude, les auteurs (Freedman & Fraser, 1966) demandaient plutôt aux sujets de placer sur leur petite pelouse un immense panneau publicitaire (" Conduisez prudemment ") pour rappeler aux gens de leur quartier que c'était la semaine de sécurité au volant. Parmi les sujets qui ont reçu uniquement cette demande, 16 % ont accepté. Par contre, 76 % ont accepté avec la technique du pied dans la porte.
Ces résultats ont été reproduits un grand nombre de fois depuis. Par exemple, les gens sont plus susceptibles de donner de leur temps, de leur argent, de leur sang, de permettre l'utilisation de leur maison ou d'autres ressources si on utilise la technique du pied dans la porte. Les résultats ne sont peut-être pas toujours aussi importants que ceux de Freedman et Fraser (1966), mais ils sont toujours meilleurs que ceux d'un groupe qui n'a pas eu à acquiescer à une petite demande (Beaman, Cole, Preston, Klentz & Stebly, 1983 ; Dillard, Hunter & Burgoon, 1984). Pour bien comprendre le fonctionnement de ce phénomène, il faut se référer à la théorie de la perception de soi (Bem, 1972). Cette théorie postule que les gens infèrent leurs attitudes en observant leur propre comportement. Appliquée au mécanisme du pied dans la porte, cette explication suggère deux étapes (DeJong, 1979).
D'abord, en observant nos comportements lorsque nous acquiesçons à de petites demandes, nous en venons à adopter l'image d'une personne bonne, gentille, serviable qui coopère à ce genre de requête, etc. Ensuite, une fois cette attribution, cette caractéristique intégrée, lorsqu'une autre requête nous est présentée, même si elle est plus importante, nous acquiesçons à nouveau pour maintenir cette nouvelle image de nous-même. La recherche confirme cette explication. Par exemple, lorsque la première demande est trop banale (et qu'elle ne risque donc pas d'affecter l'image de soi) ou que les gens sont payés pour acquiescer une première fois, ils ne se verront pas comme des gens coopératifs et la technique ne produira pas les effets désirés (Seligman, Busll & Kirsetl, 1976 ; Zuckerrllan, Lazzaro & Waldgeir, 1979).
De même, on obtient cet effet uniquement quand les gens sont motivés à se comporter de façon congruente avec leur image de soi. S'ils sont peu contents des implications de leur comportement sur leur image de soi ou encore s'il n'est pas important pour eux d'être congruent, la technique ne fonctionnera pas (Eisenberger, Cotterell & Marvel, 1987 ; Kraut, 1973). La théorie de l'engagement (Kiesler, 1971) vient aussi expliquer, en partie du moins, certains résultats des recherches sur le pied dans la porte (et sur l'acquiescement en général) (voir aussi Joule & Beauvois, 1987). Cette explication stipule que dans des conditions de libre choix, la personne se sent engagée, liée par ses comportements, par ses agissements et qu'il lui devient de plus en plus difficile de changer de direction. Par exemple, pour la technique du pied dans la porte, la personne s'est déjà engagée une fois, deux fois ou plusieurs fois clans des comportements semblables de sorte qu'elle continue d'acquiescer à une demande plus importante parce qu'elle est engagée dans cette voie.
La porte dans la figure : La technique de la porte dans la figure est en quelque sorte l'inverse de la technique du pied dans la porte et elle fonctionne aussi bien (voir Price & Dillard, 1991, pour une analyse de ces deux techniques). Elle consiste à présenter d'abord une demande extrême, qui est refusée (tant mieux si elle est acceptée !), puis une demande plus raisonnable, celle que l'on souhaitait de toute façon. Procéder ainsi augmente la probabilité que les gens acquiescent à la demande raisonnable.
Cialdini, Vincent, Lewis, Cotalan, Wheeler & Darby (1975) ont demandé à un groupe d'étudiants d'université en psycho-éducation de se porter volontaires pour être conseillers (tuteurs) non payés pendant deux ans, à raison de deux heures par semaine, auprès d'un groupe de jeunes délinquants. Devant une telle demande, il n'est pas surprenant que tous aient refusé. Cependant, l'expérimentateur est immédiatement revenu à la charge en demandant aux mêmes sujets de se porter volontaires pour accompagner un groupe de jeunes délinquants pour une visite de deux heures au zoo de la ville. Cette stratégie a fonctionné à merveille ! Du groupe qui a reçu uniquement cette dernière requête (la visite au zoo), seulement 17 % des étudiants ont accepté. Par contre, lorsque précédée de la demande non réaliste, la même requête a obtenu 50% d'adhésion ! Et il ne s'agit pas uniquement de promesses, les sujets ont effectivement tenu leur engagement (Cialdini & Ascani, 1976).
Trois explications aident à mieux comprendre le fonctionnement de cette stratégie.
Le premier facteur implique le principe de contraste perceptuel ; après avoir été précédée de la demande exagérée, la seconde demande apparaît plus modeste et plus raisonnable que présentée seule. Cela n'explique pas entièrement le phénomène, car il suffirait de présenter la demande non réaliste au sujet sans lui demander d'accepter, et par simple contraste la demande réelle paraîtrait plus raisonnable et recevrait un accueil plus favorable ; présentée de cette façon, la stratégie ne fonctionne pas (Cialdini et al, 1975). Les sujets qui ont entendu la demande non réaliste sans avoir à la refuser n'ont accepté l'autre demande que légèrement plus (25 %) que ceux qui n'ont eu que la vraie demande (17 %).
Le deuxième facteur expliquant le fonctionnement de la porte dans la figure concerne la présentation de soi. Après avoir refusé une première fois, les gens peuvent craindre de mal paraître aux yeux des autres, de passer pour égoïstes, etc. Ils vont donc acquiescer à une demande ultérieure pour restaurer leur image sociale face aux autres.
Finalement, le mécanisme de concession réciproque vient aussi expliquer le fonctionnement de la technique de la porte dans la figure. Très semblable à la norme de réciprocité, la notion de concession réciproque réfère au fait que la personne qui fait une demande donne l'impression de faire une concession lorsqu'elle revient à la charge avec une demande plus petite. Cela augmente la pression pour que l'autre personne fasse elle aussi une concession. Il en ressort que pour que cette technique fonctionne, il faut donc que les deux mêmes personnes soient impliquées dans la négociation (bargaining) (Cialdini et al., 1975). De même, si la première requête est à ce point extrême qu'elle n'a pas l'air d'une première offre (dans une perspective de négociation), la technique ne fonctionnera pas (Schwarzwald, Raz & Zvibel, 1979).
La faveur déguisée : Un ami me racontait son aventure avec cette technique. Il voulait s'acheter une nouvelle automobile. En bon consommateur averti qu'il est, il savait qu'il fallait négocier beaucoup avec les vendeurs pour s'assurer du meilleur prix possible, faute de quoi il savait qu'il se ferait presser comme un citron... Ayant arrêté son choix sur un certain modèle, il alla voir le vendeur en question et commença sa négociation.
Après ce qui a semblé quelques heures de négociations, le vendeur lui fait une offre " définitive ", absolument alléchante, non comparable avec ce qu'il aurait obtenu ailleurs. Il accepta d'emblée cette offre et se voyait déjà au volant de son petit bijou. Il pourrait d'ailleurs partir avec l'automobile tout de suite, lui a-t-on assuré. Mais il y avait un " mais ". Le patron doit approuver toutes les offres que les vendeurs font à leurs clients. Le vendeur s'excusa donc pour aller consulter son patron et obtenir son accord sur le prix fixé. Au bout de quelques minutes, il revient la mine basse... Son patron refuse le prix discuté parce que trop bas et que l'entreprise ne fait alors aucun profit, mais il est d'accord pour tel montant (quelques centaines de dollars de plus). En fait, le prix final était même plus élevé que le prix qu'il aurait obtenu ailleurs (ayant f'ait une tournée des concessionnaires d'automobiles, il connaissait les chiffres). Malgré tout, il a quand même accepté l'offre d'achat de l'auto !
Pour le rassurer, je lui dis qu'il venait d'être la victime d'une faveur déguisée (le fait de connaître le diagnostic aide souvent à la guérison…) ! L'idée de cette technique est que les gens ne connaissent pas tous les coûts réels impliqués dans leur accord, qu'il y a des coûts cachés, mais comme ils sont déjà engagés psychologiquement (Kiesler, l97l), il leur devient difficile de changer d'idée, comme mon ami qui se voyait déjà dans sa voiture neuve, exactement comme il la désirait lorsque le vendeur revenu avec la mauvaise nouvelle qu'il n'obtiendrait pas le prix qu'il espérait, son engagement psychologique a été trop difficile à mettre de côté.
Cialdini, Cacioppo, Bassett et Miller (1978) ont utilisé cette technique pour recruter des sujets dans leurs expérimentations. Voici comment ils ont procédé. L'expérimentateur appelait des étudiants pour leur demander de participer à une recherche en psychologie. Dans le groupe expérimental (qui a reçu la faveur déguisée), l'expérimentateur demandait au sujet potentiel s'il était intéressé à participer à une recherche en psychologie (on décrivait en quoi consistait la recherche). Lorsque le sujet avait donné son accord, on ajoutait " Très bien, cela aura lieu lundi à 7 heures du matin, est-ce que cela vous intéresse toujours ? " Dans le groupe témoin, la demande se faisait d'un bloc, c'est-à-dire qu'on demandait au sujet potentiel s'il était intéressé à participer à une recherche en psychologie (on la décrivait) qui aurait lieu le lundi à 7 heures du matin. Chez les sujets du groupe témoin, 31 % ont accepté de participer à la recherche. Par contre, chez les sujets du groupe " faveur déguisée " 56 % ont accepté de participer. Peut-être allez-vous penser que les gens ont dit oui sans avoir vraiment l'intention d'y aller. Faux : 24 % des sujets du groupe contrôle (24 % du total, pas de ceux qui ont accepté) sont venus à l'heure déterminée, alors que 53 % du groupe de la faveur déguisée se sont présentés.
Ce n'est pas tout ! Peut-être vous est-il déjà arrivé en faisant des courses d'être confronté à une offre que vous ne pouviez refuser. Parce que vous étiez le premier ou le dernier ou le nième client de la journée, on vous offrait " juste pour vous " une aubaine tout à fait intéressante : le prix était réduit " juste pour vous " ou l'on ajoutait des petits à-côtés alléchants " juste pour vous ". Comment avez-vous réagi?
Vous avez sans doute sauté sur l'offre. Lorsqu'on la teste dans le contexte sérieux et contrôlé d'une expérimentation, cette démarche fonctionne très bien (Burger, 1986). Sur le campus universitaire, on avait installé un kiosque pour vendre des petits gâteaux. À certains clients qui s'approchaient et s'informaient du prix, l'expérimentateur disait qu'ils coûtaient 0,75 $ chacun. A un autre groupe, il les informait qu'ils coûtaient l $ chacun, mais avant qu'ils n'aient le temps de répondre quoi que ce soit, il réduisait le prix à 0,75 $. Comme le coût des petits gâteaux est finalement le même dans les deux conditions, il ne devrait pas y avoir de différence au plan de la vente. Or, on a observé que dans la condition contrôle (prix fixé dès le départ à 0,75 $), on a réalisé 44 % de ventes. Par contre, dans la condition où les sujets croyaient à une réduction soudaine du prix, les ventes ont été de 73 %. Dans une autre variante Burger (1986) a obtenu les mêmes résultats, non pas en diminuant soudainement le prix, mais en ajoutant d'autres objets pour le même prix initial.
R.V., Joule & J.-L. Beauvois (1987)
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